Elle demanda
aux deux femmes, Olivia et June d’étendre sa nappe à carreaux rouges sous le pommier, tandis que les hommes allaient cueillir du maïs. Il ne fallut pas longtemps pour le faire cuire. Bien sûr, il n’y avait pas de beurre, mais la margarine et le sel ne manquaient pas.
Ils parlèrent peu durant le repas – on entendait surtout des bruits de mâchoires et parfois de petits grognements de plaisir. Elle eut chaud au cœur de voir ses invités faire honneur au repas qu’elle leur avait préparé. Sa longue course chez les Richarson n’avait pas été vaine, ni sa lutte contre les belettes. Ce n’était pas vraiment qu’ils avaient faim, mais quand vous ne mangez pratiquement que des conserves depuis un mois, l’envie vous prend de choses fraîches, mijotées sur un fourneau. Abigaël engloutit trois morceaux de poulet, un épi de maïs et une petite part de tarte aux fraises et à la rhubarbe. Quand elle eut fini, elle se sentit aussi pleine qu’une grosse punaise gonflée de sang.
Au café, le conducteur, un homme à la physionomie plaisante qui s’appelait Ralph Bretner, lui dit : – C’était bien bon, madame. Il y a longtemps que je n’avais pas aussi bien mangé. Nous devons tous vous remercier.
Et ce fut un concert de murmures approbateurs. Nick sourit et hocha la tête.
– Je peux m’asseoir sur tes genoux, madame grand-mère ? demanda la petite fille.
– Tu es trop lourde, ma chérie, dit la plus âgée des deux femmes, Olivia Walker.
– Pas du tout, répondit Abigaël. Le jour où je ne pourrai plus prendre un petit enfant sur mes genoux, ce jour-là, il faudra me mettre dans mon linceul. Viens, Gina.
Ralph prit la petite et l’installa sur les genoux de la vieille dame.
– Quand vous trouverez qu’elle est trop lourde, dites-le-moi.
Il chatouilla le nez de Gina avec la plume de son chapeau. Elle leva les mains en riant aux éclats.
– Ne me chatouille pas, Ralph !
Arrête !
– J’ai trop mangé pour te chatouiller longtemps, dit Ralph en se rasseyant.
– Qu’est-ce que tu t’es fait à la jambe, Gina ? demanda Abigaël.
– Je l’ai cassée en tombant de la grange. Dick l’a réparée. Ralph dit que Dick m’a sauvé la vie.
Elle envoya un baiser à l’homme aux lunettes cerclées de fer, qui rougit un peu, toussa et sourit.
Nick, Tom Cullen et Ralph étaient tombés sur Dick Ellis en plein milieu du Kansas. Il marchait le long de la route, un sac sur le dos, un bâton à la main. Dick était vétérinaire. Le lendemain, alors qu’ils traversaient la petite ville de Lindsborg, ils s’étaient arrêtés pour déjeuner.
C’est alors qu’ils avaient entendu de faibles cris du côté sud de la ville. Si le vent avait soufflé de l’autre côté, ils seraient repartis sans rien entendre.
– Béni soit Dieu, dit Abby d’une voix solennelle en caressant les cheveux de la petite fille.
Gina était seule depuis trois semaines. La veille ou l’avant-veille, elle était en train de jouer dans le grenier à foin de la grange de son oncle quand une planche pourrie avait cédé. Elle avait fait une chute de plus de dix mètres. Heureusement, le foin répandu par terre avait amorti sa chute, mais elle s’était cassé la jambe. Au début, Dick Ellis avait cru qu’elle ne s’en tirerait pas. Il lui avait fait une anesthésie locale avant de remettre sa jambe ; elle avait tellement maigri et son état général était si mauvais qu’il craignait qu’une anesthésie générale ne la tue (et, pendant qu’on racontait son histoire, Gina McCone jouait paisiblement avec les boutons de la robe de mère Abigaël).
Mais Gina s’était rétablie avec une rapidité étonnante. Aussitôt, elle s’était prise d’affection pour Ralph et son joli chapeau. À voix basse, Ellis expliqua qu’à son avis la petite avait surtout souffert de la solitude.
– Naturellement, dit Abigaël.
Si vous ne l’aviez pas trouvée, elle se serait éteinte toute seule.
Gina bâilla. Ses yeux étaient perdus dans le vague.
– Je vais la coucher, dit Olivia Walker.
– Installez-la dans la
petite chambre, au bout du couloir, répondit Abby. Vous pouvez dormir avec elle si vous voulez. Et vous, ma fille… comment vous appelez-vous déjà ? J’ai oublié.
– June Brinkmeyer, dit la rouquine.
– Eh bien, vous pouvez
dormir dans ma chambre, June, si le cœur vous en dit. Le lit n’est pas assez grand pour deux personnes, et je ne pense pas que vous ayez envie de dormir avec un vieux sac d’os comme moi. Mais il y a un matelas au grenier – si les souris ne l’ont pas mangé. Les hommes ne demanderont pas mieux que de le descendre pour vous.
– Bien sûr, dit Ralph.
Olivia alla coucher Gina qui s’était endormie. Il faisait déjà noir dans la cuisine, plus animée qu’elle ne l’avait été depuis des années. Mère Abigaël se leva en poussant un petit gémissement et alluma les trois lampes à pétrole, une pour la table, une autre qu’elle posa sur le poêle (le Blackwood de fonte se refroidissait en craquant de plaisir), la dernière sur l’appui de la fenêtre. La nuit recula un peu.
– Après tout, la manière d’autrefois est peut-être la meilleure.
C’était Dick qui venait de parler.
Ils le regardèrent tous. Il rougit et toussota. Abigaël étouffa un petit rire.
– Je veux dire, reprit Dick, très intimidé, que c’est le premier vrai repas que je fais depuis… depuis le 13
juin, je crois. Le jour où l’électricité a été coupée. Je l’avais préparé moi-même. C’est tout dire. Ma femme… elle faisait vraiment très bien la cuisine.
Elle…
Olivia revenait.
La petite dort à poings fermés. Elle était vraiment fatiguée.
– Est-ce que vous faites vous-même votre pain ? demanda Dick à mère Abigaël.
– Naturellement. Depuis toujours. Mais je n’ai plus de levure. Ce n’est pas très grave, parce qu’il y a d’autres recettes.
– J’ai très envie de pain. Helen…
ma femme… elle faisait du pain deux fois par semaine. Ces derniers temps, on dirait que je n’ai envie que de ça. Donnez-moi trois tartines de pain, un peu de confiture de fraises, et je crois que je pourrais mourir heureux.
– Tom Cullen est fatigué, dit Tom tout à coup. Oh là là, fatigué, fatigué.
Et il bâilla à se décrocher la mâchoire.
– Allez vous coucher dans la remise, lui proposa Abigaël. Elle sent un peu le moisi, mais vous serez au sec.
Ils écoutèrent un moment le bruissement paisible de la pluie dans les feuilles. Il pleuvait depuis près d’une heure. Dans la solitude, ce bruit aurait été lugubre. Mais avec tous ces gens, c’était un murmure agréable secret, intime. La pluie gargouillait dans les gouttières de zinc coulait dans la grosse barrique qui était installée derrière la maison.
Le tonnerre gronda dans le lointain, très loin, au-dessus de l’Iowa.
– Vous avez des sacs de couchage ? demanda Abigaël.
– Nous avons tout ce qu’il faut, répondit Ralph. Nous serons très bien. Allez viens Tom.
– Je me demandais, dit
Abigaël, si vous et Nick ne pourriez pas rester un peu Ralph.
Nick était assis derrière la table, en face du fauteuil à bascule où la vieille femme se balançait. J’aurais cru, se dit-elle, qu’un homme qui ne peut pas parler se serait senti perdu au milieu de tous ces gens, qu’il aurait voulu disparaître dans son coin. Mais ce n’était pas ce qui s’était passé avec Nick. Il était assis, parfaitement immobile, et suivait attentivement la conversation comme le montrait l’expression de son visage. Un visage ouvert et intelligent, mais déjà rongé par les soucis.
Plusieurs fois au cours de la soirée, elle avait remarqué que les autres l’observaient, comme pour lui demander son approbation. Plusieurs fois aussi, elle l’avait vu regarder par la fenêtre, d’un air inquiet.
– Vous pourriez me descendre le matelas ? demanda June.
– Je vais m’en charger avec Nick, répondit Ralph en se levant.
– Je veux pas aller tout seul dans la remise, dit Tom. Oh là là, mais alors sûrement pas…
– Ne t’en fais pas, je vais t’accompagner, mon bonhomme, répondit Dick. On va allumer la lampe Coleman, et puis on va se coucher. Merci beaucoup, madame. Grâce à vous, nous avons passé une soirée très agréable.
Les autres lui firent écho. Nick et Ralph descendirent le matelas – intact, fort heureusement. Tom et Dick s’installèrent dans la remise où la lampe Coleman s’alluma bientôt. Peu après, Nick, Ralph et mère Abigaël se retrouvèrent seuls dans la cuisine.
– Vous me permettez de fumer, madame ? demanda Ralph.
– Si vous ne jetez pas vos cendres par terre. Il y a un cendrier dans l’armoire, juste derrière vous.
Ralph se leva pour aller le chercher. Abby dévisageait Nick. Il était vêtu d’une chemise kaki, d’un blue-jeans et d’un vieux coupe-vent de coton. Quelque chose lui faisait penser qu’elle le connaissait déjà, ou qu’il était écrit qu’elle devait un jour le connaître. En le regardant, elle éprouvait une sensation paisible d’achèvement, de certitude, comme si ce moment avait depuis toujours été décidé par le destin. Comme si, à une extrémité de sa vie, il y avait eu son père, John Freemantle, grand, noir et fier, et à l’autre, cet homme, jeune et muet, avec ses yeux brillants et expressifs qui l’observaient, avec ce visage déjà usé par l’inquiétude.
Elle jeta un coup d’œil dehors et vit la lampe Coleman qui éclairait un petit bout de sa cour par la fenêtre de la remise. Elle se demanda si elle sentait encore la vache ; il y avait bien trois ans qu’elle n’y était pas entrée. Pour quoi faire ? Elle avait vendu sa dernière bête, Daisy, en 1975. Pourtant, en 1987, la remise sentait encore la vache. Et probablement encore aujourd’hui. Tant pis. Après tout, il y avait des choses qui sentaient plus mauvais.
– Madame ?
Elle se retourna. Ralph s’était assis à côté de Nick un bloc-notes à la main. Il clignait les yeux, ébloui par la lampe. Sur ses genoux, Nick tenait un bloc de papier à lettres et un crayon-bille.
– Nick dit…, commença Ralph, puis il s’arrêta pour s’éclaircir la voix, gêné.
– Continuez.
– Nick dit qu’il a du mal à lire sur vos lèvres, parce que…
– Je crois savoir pourquoi. Ne vous inquiétez pas.
Elle se leva et s’avança d’un pas traînant vers le vaisselier. Sur la deuxième étagère se trouvait un bol de plastique, et dans le bol un dentier qui flottait dans un liquide laiteux.
Elle pêcha l’objet et le rinça à l’eau du robinet.
– Seigneur Jésus, que je n’aime pas ça, dit mère Abigaël en mettant son dentier. Il faut que nous parlions. Vous êtes les deux chefs. Nous devons décider certaines choses.
– Je ne suis pas un chef dit Ralph. J’ai toujours travaillé en usine, et un peu sur la ferme. J’ai les mains plus solides que la tête. C’est Nick qui est le chef.
– C’est vrai ? demanda
Abigaël en regardant Nick.
Nick écrivit quelque chose et Ralph lut son message.
– C’est moi qui ai eu l’idée de venir ici, oui. Mais je ne sais pas si je suis le chef.
– Nous avons rencontré June et Olivia à cent cinquante kilomètres d’ici, ajouta Ralph. Avant-hier, c’est bien ça, Nick ?
Nick hocha la tête.
– On allait tous vous voir, mère Abigaël. Les femmes allaient au nord, elles aussi. Comme Dick. On a décidé de faire la route ensemble.
– Avez-vous rencontré d’autres gens ?
– Non, écrivit Nick. Mais j’ai l’impression – Ralph aussi – que d’autres gens se cachent, qu’ils nous surveillent. Ils ont peur, peut-être. Ils sont encore sous le choc.
Abigaël approuva d’un signe de tête.
– Dick nous a dit qu’il avait entendu une moto la veille du jour où il nous a rencontrés. Il doit y avoir d’autres gens par ici. Je crois que ce qui leur fait peur, c’est que nous sommes un groupe déjà assez important.
– Pourquoi êtes-vous venus ici ? questionna la vieille femme en plissant les yeux.
– J’ai rêvé de vous. Dick Ellis aussi une fois. Et la petite fille, Gina, vous appelait « Maman grand-mère » bien avant qu’on arrive ici. Elle a décrit votre maison, la balançoire avec le pneu.
– Bénie soit la petite enfant, dit mère Abigaël d’un air absent. Et vous ? demanda-t-elle en se tournant vers Ralph.
– Une ou deux fois, madame, répondit Ralph en se passant la langue sur les lèvres. Moi, je rêvais surtout à… à l’autre type.
– Quel autre ?
Nick écrivit quelque chose, entoura d’un cercle ce qu’il avait écrit, puis lui tendit son bloc. Mère Abigaël avait du mal à lire sans ses lunettes, ou sans la grosse loupe qu’elle avait achetée à Hemingford Center l’année dernière. Mais ce message, elle pouvait le lire. Il était écrit en grosses lettres comme l’écriture de Dieu sur le mur du palais du roi Balthasar. Et le cercle qui l’entourait la fit frissonner. Elle pensa aux belettes qui fourmillaient sur la route, qui tiraillaient son sac avec leurs petites dents pointues comme des aiguilles. Elle pensa à un œil rouge qui s’ouvrait dans le noir, qui regardait, cherchait, non pas seulement une vieille femme, mais tout un groupe d’hommes et de femmes… et une petite fille.
Et les mots encerclés étaient ceux-ci : l’homme noir.